Séminaire PNUD / Union Latine
“L’organisation de l’enseignement et de l’apprentissage
multilingue pour adultes”
26/03/04, Chisinau
CONFERENCE
1 (60mn)
Finalités sociales et
politiques et fondements didactiques de l’approche multilingue
Patrick CHARDENET
Maître de conférences en sciences du
langage (Université de Franche Comté www.univ-fcomte.fr/slhs)
Conseiller scientifique (DPEL/Union Latine www.unilat.org
)
Laboratoire de
Sémiolinguistique, Didactique et Informatique (EA2281: IDIOMES Université de
Franche Comté)
Associé au SYLED/CEDISCOR
(Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle)
33(0)169385356
33(0)684421188
Résumé
Langues et cultures sont aujourd’hui, à la fois des objets et des instruments d’une nouvelle forme de société mondiale où les échanges se multiplient et s’accélèrent. Confrontés à ce mouvement de globalisation, les organes de décision des Etats doivent pouvoir s’appuyer sur un savoir qui explicite la réalité linguistique. Politique linguistique didactique des langues peuvent en appréhender la complexité grâce à une logique transculturelle et translinguistique qui prend en compte l’analyse des interactions entre les cultures, entre les langues et non plus seulement l’approche défensive de la promotion de l’une d’entre-elles ou le calque du marché des langues sur celui des biens. Un double paradigme dynamique se construit dans l’entre-cultures et dans l’entre-langues : l’interculturation et l’interlinguisme comme réponse à la pensée globale uniformisante ; l’objet langue comme bien public mondial . La conférence mettra en évidence comme exemple le domaine des langues romanes : l’importance de sa masse critique (démolinguistqiue, économique, scientifique, culturelle) et son évolution au sein d’un dispositif d’alliance des langues.
1. Le maniement des langues comme facteur de
développement individuel et collectif
2. Politiques linguistiques,
didactique des langues et langues
2.1.
L’objet simple devenu complexe : comparatisme, linguistique, communication
2.2. Le
sujet unique devenu sujet complexe : élève-apprenant, citoyen-se formant
2.3.
L’objet langue comme bien public mondial
3. Plurilinguisme et interlinguisme : les conséquences didactiques
3.2.L’interlinguisme
roman son seuil d’influence et ses
moyens
1.
Le maniement des langues comme facteur de développement individuel et collectif
Pour commencer, je voudrais apporter une précision
sur la notion de langue sur laquelle repose cet exposé. La difficulté évidente
à envisager dans le cadre de ce colloque une séparation entre langue et culture
(ce que l’on peut chercher à faire dans d’autres circonstances de recherche,
notamment en linguistique générale), me conduit ici à adopter la notion
globale de langue-culture.
Je vais dans une première
partie essayer de montrer que les langues, ça sert en fait à organiser le monde et que si cette finalité s’avère
être une hypothèse vérifiable, les langues qui partagent une expérience commune
à travers leurs locuteurs sont constitutives d’un dialogue.
Dans la seconde partie, je développerai cette notion
de dialogue dans le cadre d’une politique linguistique commune.
Si la langue-culture latine constitue une
« famille », un « socle », une « souche », voire
une « matrice » (selon la diversité des discours tenus sur les
langues), en fait un ensemble de liens qui permettent de repérer dans l’origine
des traces d’un bien commun à toutes la langues romanes, les valeurs
quantitative et qualitative de cet héritage sont variées et de toute façon
limitées. Même si des bases lexicales latines continuent à être productives,
les langues romanes alimentent leur néologie de façon variée depuis très
longtemps. Même si l’ordre des mots dans la phrase est très souvent commun à
ces langues, des variations existent. Et même si certaines expression
idiomatiques paraissent parfois traduites mots à mots, d’autres mettent bien en
évidence des points de vue différents sur le monde où la connivence n’est
pas du tout romane: on dira ici filer à l’anglaise pour désigner un
comportement dénommé autre-part / sair à francesa / despedir se a la
francesa / to take French leave. Ajoutons que si la linguistique
pragmatique nous a montré que dire c’est faire, on ne fait pas les mêmes choses
avec les mêmes mots comme en atteste l’incompréhension des francophones, des
hispanophones, des italophones qui recevant un appel téléphonique du Brésil,
sont surpris d’entendre la personne qui appelle demander avant toute autre
chose : quem fala ? Eh oui, du discours naît également la
distinction et l’on est pas toujours certain de trouver dans les modalités
discursives, les mêmes formes entre les langues romanes.
Après
tout, ces petites et grandes différences devraient nous réjouir car elles
attestent que la variation linguistique n’est jamais gratuite mais le plus
souvent la marque de l’ « inépuisement » des façons de
représenter le monde.
Ce
qui permet de dire qu’une langue existe ou a existé, c’est le fait qu’on la
parle on qu’on puisse attester qu’elle a été parlée. Cette remarque empruntée à
Louis-Jean Calvet restitue bien me semble-t-il la valeur fondatrice des langues
dans l’expérience humaine.
On ne parle pas pour dire ce qui va de soi. Parler
de la pluie ou du beau temps joue un
rôle dans l’acte de communication, ce n’est pas un simple constat. De même qu’
il ne me viendrait pas à l’esprit maintenant de vous dire simplement :
je parle . En revanche, je peux signaler à des interlocuteurs
de langue portugaise qui n’auraient jamais été en contact avec de la langue
française que : por enquanto estou falando em francês, ce
qui aurait pour but d’attirer leur attention sur une question d’identification
de langue. Poser, susciter des questions, c’est le début d’un dialogue que l’on
appelle la communication qui nous sert à co-organiser
le monde.
Une théorie intéressante est
apparue il y a quelques temps sur l’origine du
langage propose d’établir un lien entre l’approche de l’individu dans
son milieu naturel (éthologie) et l’approche du langage comme moyen
d’organisation. Nous parlons car nous serions une espèce politique. Jean-Louis
Dessalles prend comme point de départ l’observation du comportement de recherche
d’alliance comme facteur observable dans toutes les sociétés humaines et très
tôt dans la vie sociale du jeune enfant. Les humains ont une forte propension à
former des coalitions :
-
liens
familiaux ;
-
liens
interfamiliaux ;
-
coalitions
ludiques de jeunes ;
-
relations
professionnelles ;
-
associations ;
-
syndicats ;
-
partis
politiques.
Ce comportement grégaire stratégique représente en
quelque sorte une assurance- vie comme on le remarque chez certaines espèces
animales qui défendent en commun un territoire (on oublie aujourd’hui quand il
existe un Etat, que l’absence de celui-ci impose aux individus de
s’auto-organiser : ce fut le cas dans les pays du Nouveau Monde, de
l’Alaska à Ushuaïa quand les communautés de colonisation n’avaient ni médecin,
ni police, ni juge). Ce qui distingue les alliances animales des alliances
humaines, c’est la taille des coalitions : la force physique est souvent
individuelle chez l’animal, elle est très tôt collaborative chez l’être humain.
Selon le spécialiste du comportement Robin Dunbar, la taille des coalitions est
devenue, chez nos ancêtres hominidés plus importante que chez les autres
primates ce qui a conduit à développer des moyens de communication adaptés à la
taille de ces associations. Le langage et sa sophistication progressive se
serait donc développé parce qu’il confère des statuts et qu’il planifie des
stratégies. Notre espèce serait Homo politicus avant d’être Homo
loquens. Ensuite, c’est cette même nécessité d’organisation sociale et de
communication qui aurait provoqué l’invention de l’écriture. On pourrait
également faire référence à tout ce qui a, dans l’histoire de l’humanité lié
langue et organisation du monde, c’est-à-dire langue et politique par
l’invention de la rhétorique, langue et savoir par la maïeutique chez Socrate
puis la rhétorique scolaire sous Cicéron, pour mettre en évidence le fait que
le monde s’organise par le langage et les langues qui l’actualisent.
Finalement, on peut dire que les finalités du
langage que l’on disait jusqu’ici être : la représentation du monde, et la
communication ne sont en fait que des buts intermédiaires destinés à organiser le monde. C’est ce que j’appellerais l’interagir créateur de valeurs car cette
organisation du monde par la parole implique nécessairement l’échange, le dialogue,
la négociation, des situations langagières que nous nommons en politique, la
démocratie.
Autrement dit, l’ensemble des pratiques langagières
qui incluent la parole, les offres et les choix de langues que les sociétés
proposent et que les individus s’approprient sont une des bases de la qualité
politique des rapports sociaux. Cette dimension est à la fois diachronique et
transculturelle comme le met en évidence le fait que les dictatures, quelle
qu’elles soient et où qu’elles soient ont toujours confisqué la parole et les
langues qui la supportent et que le système démocratique permet de faire
cohabiter des flots de paroles lisibles
et illisibles, soumises à l’économie linguistique du plus habile au plus offrant en
gérant un marché des langues parfois comme des biens publics, parfois comme des
biens concurentiels.
2. Politiques linguistiques et didactique des
langues
Longtemps, les politiques linguistiques se sont
contenté d’être un artefact :
soit de travaux de
sociolinguistique qui mettaient en évidence des nécessités de réformer la norme
d’une langue (c’est l’aménagement linguistique des années 1950 concernant le
norvégien ou l’espagnol ; c’est également ce que l’on cherche à faire avec
une réforme de l’orthographe maintes fois repoussée pour le français en France ;
soit de desseins politiques
nationaux qui accompagnaient une volonté de centralisation autour d’une langue
comme facteur d’expansion (russification, arabisation mais aussi expansion
coloniale du français ou du portugais) ; il s’agissait alors de planification
linguistique.
Aujourd’hui, les politiques linguistiques sont des
instruments de l’action économique et sociale au même titre que la formation
professionnelle, la santé ou l’aménagement du territoire.
Et comme chacun de ces types d’action, elle peut se
fonder sur des connaissances spécialisées, sur le savoir accumulé en matière
d’appropriation sociale des langues à travers une discipline qui dans certains
pays a pris le nom de didactique des langues. Quand on analyse les paradigmes
qui marquent l’évolution du domaine de la didactique des langues on s’aperçoit
qu’une tendance générale mène à l’expansion de
l’objet et du sujet. : l’objet étant la langue, le sujet étant
l’apprenant.
2.1. L’objet simple devenu
complexe : comparatisme, linguistique, communication
Le fait de comparer entre une langue 1 et une langue
2 a toujours été une donnée de l’enseignement / apprentissage des langues
depuis l’Antiquité. On est passé progressivement d’une didactique de
l’informateur oral (apprendre une langue étrangère par le contact quotidien
avec un natif était la principale méthode de l’Antiquité pré-alphabétique[1])
à une centration sur l’écrit à partir du mouvement d’expansion des grammaires[2],
puis au rejet des grammaires voir se développer le comparatisme en tant que démarche
réfléchie.
C’est
un domaine heuristique élaboré depuis la première moitié du XIXe siècle en
Allemagne et en France dans des circonstances particulières d’un
environnement politique lié à la construction d’Etats-nations. L’étude des langues à l’université
au début du XIXe siècle est marquée par :
-
une
tradition littéraire qui ne s’intéresse qu’au beau langage ;
-
une
linguistique historique récente qui recherche l’origine d’une langue mère
unique en comparant les langues.
La description comparée des langues vit alors un
choc sous l’influence de la re-découverte[3]
du sanskrit. L’identification d’une proto-langue complexe à l’origine d’un
vaste groupe linguistique indo-européen contribue à développer le
comportement comparatiste dans le but de trouver la proto-langue, mère de
toutes les langues du monde (Ursprache). L’Allemand Schlegel
(1808) détermine deux notions importantes à travers l’étude du sanskrit :
-
la
transparence morphologique repérable
dans des langues différentes ;
-
la
notion de /raçine / élaborée par
les Hindous et sur laquelle s’articulent des dérivations
variées selon les langues.
Cependant, cette approche comparatiste posait des
problèmes de développement :
-
elle
requérait des compétences variées que l’étudiant devait obtenir en fréquentant
différentes filières universitaires, voire différentes universités dans
différents pays (compétences en latin, dans plusieurs langues néo-latines, en
allemand pour connaître les avancées de la Romanistik, mais également en
phonétique et en philologie). De plus, elle n’offrait aucun débouché car elle
n’était constitutive d’aucun
diplôme ;
-
elle
se constituait dans une tension permanente entre langue nationale, le français
et les langues régionales dévalorisées alors désignées comme
« patois » (il faut préciser que le contexte éducatif est celui de
l’unification linguistique).
Sa reconnaissance à l’Université
dominée par la littérature et réticente à l’égard de la linguistique
pose alors un problème institutionnel. L’une s’arrête alors au beau langage,
l’autre veut affronter les langues comme elles sont parlées.
Autre grande source d’influence du comparatisme,
l’approche allemande qui est alors très avancée par rapport aux autres pays,
même en ce qui concerne les langues romanes pour lesquelles une première synthèse
de l’évolution de ce groupe langue par langue est publiée en 1836. En 1820,
Humboldt fonde la linguistique comparée
et se détourne ainsi de la question de l’origine pour faire l’étude de la diversité. Mais le contexte
politique tend particulièrement à exploiter une
certaine unité culturelle, identitaire, voire ethnique autour de la langue.
Cette orientation qui va se développer dans les études génétiques des langues
se formalisera après les succès économiques et militaires de la Prusse dans une
définition radicale de l’unité linguistique pangermanique. L’exploitation du
comparatisme marque alors un glissement
nationaliste et irrédentiste[4]
dans certains milieux où il est même question de remplacer la notion de langue
indo-européenne par langue indo-germanique.
C’est donc sur ce fonds à la fois épistémologique, politique où certains
pays ont réalisé une unité linguistique plus avancée que d’autres, voire
idéologique que se fonde la tradition comparatiste.
Plus récemment, la comparaison
linguistique est une démarche qui a marqué la productivité de la
didactique des langues (déjà bien avant que celle-ci ne soit désignée par ce
terme[5])
dans les années 1960 particulièrement dans le cadre de la recherche de
fréquences d’erreurs en fonction de la langue cible comparée avec la langue 1,
Aujourd’hui apparaît un nouvel
intérêt pour cette démarche dans un cadre différent, celui de
l’amélioration du fonctionnement de la diversité linguistique par
l’enseignement / apprentissage simultané de plusieurs langues et l’intercompréhension
ou la compréhension mutuelle. La démarche est maintenant pragmatique en ce sens
qu’elle vise à produire des outils permettant d’entraîner à la compréhension
mutuelle pour des langues parlées dans des espaces d’interlocution courants.
Le comparatisme nécessaire à l’approche multilingue
a donc plusieurs origines liées à différents contextes politiques :
COMPARATISME
philologie (étude de la grammaire, de l’histoire de la langue à travers les textes)
linguistique historique pré-saussurienne (origine des langues)
linguistique appliquée (à l’enseignement des langues)
CONTEXTE POLITIQUE
construction des Etats-Nations
SOCIOLINGUISTIQUE
étude des effets du contact des langues
DIDACTIQUE DES LANGUES
étude de l’intégration du multilinguisme
CONTEXTE POLITIQUE
construction
de l’Europe
Enseigner / apprendre une langue, ce n’est donc plus
seulement étudier cette langue mais toujours appréhender la langue cible par
rapport à une ou des langues sources.
Par ailleurs, la connaissance de la science
linguistique a évolué, passant de la prescription grammaticale à la
linguistique descriptive des langues telles qu’on les utilisent à l’oral et à
l’écrit, puis passant de la linguistique de la phrase aux théories de la
communication. Là où la linguistique appliquée des débuts s’intéressait à la
langue en tant que système et à la phrase comme unité, la linguistique de
l’énonciation, l’analyse du discours, la pragmatique, l’ethnographie de la
communication et l’ensemble des disciplines convoquées à ce jour et celles qui
le seront peut-être demain, intègrent des segments de réalité plus vastes et
plus complexes, segments encore amplifiés avec le passage de la notion de
compétence au singulier à l’expansion et la division des compétences multiples
et variables.
2.2. Le sujet unique devenu
sujet complexe
Jusqu’au début du XXe siècle
il s’agissait d’inculquer aux quelques
individus triés sur le volet qui apprenaient les langues, des techniques
de traduction pour passer des épreuves d’examens et concours (athlétisme
linguistique) sous la forme de thèmes et de versions.
Avec la massification des
systèmes éducatifs et leur démocratisation, ce sujet d’élite n’est plus unique.
En s’adressant progressivement à de systèmes scolaires élargis on a
introduit :
- le sujet sociologique
élève avec la démocratisation des systèmes éducatifs ;
- le sujet psychologique
avec les théories de l’apprentissage,
- le sujet éthologique de
l’individu pris dans son environnement,
- voire le sujet
pathologique, psychanalytique et éventuellement métaphysique avec les approches
non-conventionnelles,
sans oublier que parfois,
les langues cela se paye avec client, le sujet économique.
Pour clore cette deuxième
partie, je dirais que dans le même temps où la DDL de constituait institutionnellement,
son objet et son sujet se transformaient dans un mouvement d’expansion qui mettait en évidence la
multiréférentialité de l’un et de l’autre (le sujet et l’objet).
A quoi sert donc la DDL : je dirais qu’elle
doit avoir pour but de comprendre et de rendre intelligible à la fois le
fonctionnement et le rôle de son objet « langues » dans la société
humaine afin d’orienter les pratiques (politiques et pédagogiques) qui
permettent l’appropriation des langues par les sujets sociaux quels qu’ils soient
où qu’ils soient, aux fins de développer leurs échanges multilatéraux (et pas
seulement dans un rapport de domination).
2.3. L’objet langue comme bien public mondial
La
diffusion des langues passe par un triple système
dynamique d’appropriation : la transmission,
la transaction, le transfert. La transmission, c’est ce qui est
assuré par l’éducation familiale, au moment de l’acquisition du langage à
travers une langue 1. La transaction, c’est ensuite la négociation sociale qui
conduit à s’approprier telles ou telles langues dites « étrangères »
à travers le système éducatif et de formation et à travers l’expérience
individuelle par l’apprentissage et / ou l’acquisition. Le transfert, c’est
concrètement le processus d’auto-socio appropriation de telle ou telle langue
(en acquisition ou en apprentissage). Entre les trois modalités de diffusion
des langues du monde vers l’individu, il existe des caractéristiques communes
et interdépendantes et des caractéristiques divergentes.
Sur
les marchés, les langues sont à la fois des moyens de désigner et décrire les
objets soumis à la transaction comme elles sont également dans la transmission
et le transfert des moyens de fonctionnement de ces activités. Les langues,
tout en servant à l’échange aux niveaux de la transmission, de la transaction
et du transfert (on s’approprie les langues grâce aux langues), entrent donc
elles-mêmes dans un marché où chacune d’elle est évaluée en relation à
l’activité (transaction, transmission, transfert). Il y a donc un marché des
langues plus complexe qu’on ne l’imagine à première vue.
Des
situations plurilingues gérées par les interlocuteurs à l’aménagement par les
politiques linguistiques on a jamais véritablement pris en compte cette inscription anthropologique, économique et cognitive
dans les orientations et dans l’ingénierie de l’offre de langues dans les
systèmes éducatifs.
Pour
cela, il faudrait, tout en reconnaissant aux langues les fonctions que nous
avons pu évoquer, les rassembler dans un statut international. Il existe déjà
bien entendu des textes comme la Déclaration universelle des Droits
linguistiques [6].
Mais outre que ce texte n’ait été signé que par des organisations
non-gouvernementales, il fait référence à la notion de langue sans la
spécifier, ce qui a pour conséquence d’en diluer le sens ou de le figer selon
les points de vue. Si l’on veut instruire un droit linguistique, il faut au
moins préciser en quoi le droit affecté à cet objet est légitime ; en quoi
un droit linguistique est-il nécessaire en fonction de la spécificité de son
objet. Sinon, on pourrait établir une liste indéfinie de droits
universels : droit au bonheur (comme dans la constitution des Etats-Unis),
droit à l’amour …qui en affaiblirait la portée.
Un
concept est disponible pour permettre aux langues d’être à la fois soustraites
des lois du marché des biens tout en faisant partie des échanges
socio-économiques : il s’agit du statut de bien
public. Cette notion n’est pas foncièrement nouvelle, elle fait
partie d’une démarche qui consiste à introduire face à des notions représentant
un concept dominant leur opposé, ou leur complément. On a ainsi assisté dès les
années 1960 au développement à travers l’UNESCO de la notion de capital humain qui voulait attirer l’attention
sur le facteur humain dans la dynamique de
tout développement par opposition à une focalisation sur le capital
financier. On a également entendu parler dans les années 1990 de la notion de capital social qui met en avant l’importance des
formations générales par opposition aux formations limitées à des savoirs et
gestes de production.
Aujourd’hui,
la notion de bien public mondial[7]
(BPM) apparaît dans le débat depuis la fin des années 1990, à la fin d’une
décennie marquée par de profonds bouleversements du contexte
international. :
-
un
mouvement de libéralisation des économies qui s’est imposé partout ou presque
et qui s’est traduit par une réduction de la sphère publique et une intégration
des marchés financiers au développement ;
-
un
accroissement rapide des flux (de biens, de capitaux, de personnes,
d’informations) ;
-
un
mouvement de globalisation politique, d’émergence d’un village planétaire
(conférences mondiales[8],
interventions de l’ONU, intégrations régionales[9])
A
partir de la crise économique asiatique de 1999, l’intervention de la puissance
publique aux niveaux national, régional et international est re-légitimée comme
facteur de régulation économique et politique. Au moins est-on convaincu que le
libre marché ne peut résoudre à lui seul les problèmes économiques et sociaux, quand il ne contribue pas à leur amplification. Le
débat a été lancé au Nations Unies par le PNUD (Programme des Nations Unies
pour le Développement), il traverse aujourd’hui la Banque Mondiale et touche la
politique de coopération européenne à travers l’office de coopération EuropAID[10]
de la Commission européenne.
Qu’est-ce
qu’un bien public ? C’est un bien qui fait l’objet d’une consommation non exclusive : la consommation d’un
individu n’empêche pas la consommation d’un autre comme cela peut
être le cas pour les biens produits dans le cadre du profit ; Il n’y a pas
de rivalité dans l’accès à la consommation : une fois produit, le bien est
accessible à tous et ne fait pas l’objet de valorisation par la rareté.
L’exemple classique donné pour illustrer ces qualités du bien public est le
phare[11]
qui, une fois installé, avertit et oriente tous les bateaux au large sans qu’il
soit possible de prélever un péage et d’exclure une catégorie de navire. A
partir de cette définition, il existe toute une
catégorisation possible des biens publics (BP) en BP absolus (comme le phare)
et BP relatifs (comme l’éducation et la formation et les langues). En fait, le
caractère public du bien n’est pas naturel, il résulte le plus souvent
d’un choix politique. Le BP est alors considéré comme un bien qui bénéficie à
la société entière car il favorise la cohésion sociale, la compétitivité
économique, la sécurité collective. Les BPM sont des BP qui ont pour autre
caractéristique le fait que le cadre national n’est
pas pertinent pour leur production ou leur consommation. Ce peut
être en raison :
de la nature du bien (l’espace atmosphérique ou les
langues) ;
de caractéristiques techniques (la surveillance
épidémiologique suppose une répartition des capacités techniques et non leur
concentration) ;
de l’intérêt même de l’ouverture des marchés
(l’éducation, la formation ne peuvent pas être concentrées dans les pays
détenteurs des capitaux).
Dans
le contexte de la mondialisation, de nombreux BP nationaux se transforment en
BP internationaux :
-
le
pouvoir de battre monnaie (la stabilité financière est devenue un exemple type
d’un BPM) ;
-
le
pouvoir de rendre justice (la création récente d’une Cour internationale de
justice habilitée à juger des cas individuels au nom de la collectivité internationale
constitue un second exemple) ;
-
le
pouvoir d’assurer la sécurité (les mécanismes de sécurité collective).
C’est
dans ce cadre que l’on peut rendre crédible la notion de droit linguistique qui
aurait à considérer la langue comme bien publique et les langues comme bien public mondial dont l’accès ne peut faire
l’objet ni d’une consommation exclusive, ni d’un accaparement ou d’une
privatisation.
3. Plurilinguisme et interlinguisme :
les conséquences didactiques
Rendre intelligible le fonctionnement des langues,
je crois que globalement nous pouvons dire que les travaux sont bien engagés
depuis longtemps et qu’ils avancent. La question du rôle des langues est plus
délicate car elle touche directement aux représentations que nous
entretenons sur les langues-cultures elles-mêmes.
On peut
évoque ici ce que disait Carlos Fuentes en 1999 à Rio de Janeiro au moment de
recevoir le premier Prix de la latinité attribué par l’Acadamie Française et
l’Académie Brésilienne des Lettres:« El
mundo del siglo XXI será migratorio o no será ; el mundo del siglo XXI
será mestizo o no será ». Migrations, métissage, c’est
l’une des conséquences de la mondialisation qui, il ne faut pas l’oublier a
commencé il y a envirion 200.000 ans quand nos ancêtres communs ont commencé à
quitter le territoire de l’Afrique de l’Est.
Inévitablement, les
migrations et le métissage s’opposent au monoculturel et au monolinguisme par
les variations de contacts. C’est le mouvement de l’histoire qui met en
évidence le double mouvement d’unification et de diversification: un empire se
construit apportant développant un modèle unifiant, puis il se défait, le
modèle unifiant servant de base à de nouveaux contacts. Dans ce mouvement, les
langues dominantes comme le latin se sont ensuite diversifiées.
La variation qui conduit à la diversité est donc un
facteur dominant comme en témoignent autant l’aventure du latin, de l’arabe qui
se sont diversifiées dans leurs espaces d’expansion, que celle des langues
artificielles, produites dans le but avoué de ses substituer aux langues
naturelles pour faciliter la communication internationale et qui se sont
développées chacune en dizaines de variétés en seulement une siècle.
VOLAPUK |
ESPERANTO |
IDO |
INTERLINGUA |
10 variedades |
28 variedades |
20 variedades |
13 variedades |
Ce facteur dominant
de la variation n’est pas statique mais dynamique.
On peut très bien imaginer qu'une langue devenue hyperdominante et unique entre
les habitants de notre planète, se diversifie et reconstitue la diversité. Ce
fut bien entendu le cas du latin en Europe, du russe qui après le XIIe siècle
s’est diversifié avec l’ukrainien et le biélorusse, c’est aussi le cas de
l’arabe dans la conquête du Maghreb (l’ « Est » de la
Méditerranée) et de l’Espagne. Malgré
leur lien aux textes sacrés religieux, le latin et l’arabe ont connu des
variations tout en laissant des traces dans d’autres langues avec lesquelles
elles furent en contact. Dans son mouvement
d'expansion, l'Arabe se diversifie (mashrek, maghreb) et laisse des traces dans
les langues qu’il contacte (espagnol, portugais, sicilien, maltais en
occident).
Vocabulaire dérivé de l'arabe en sicilien |
|||
sicilien |
arabe |
italien |
français |
arrassari |
arata |
allontanare |
éloigner |
azzizzari |
aziyz |
prezioso |
précieux |
babbaluci |
babalush |
lumaca |
escargot |
balata |
blath |
lastra di pietra |
dale |
barracanu |
baracàan |
tessuto |
tissu |
bunaca |
baniqah |
giacca maschile |
veste pour homme |
cafisu |
qafiz |
misura per olio |
mesure pour l'huile |
calia |
haliah |
ceci abbrustoliti |
pois chiche |
carrubu |
karrub |
carrubo |
grillé |
cubba |
kubba |
cupola |
coupole |
dammusu |
dammùs |
casa a volta, soffitta |
grenier |
funnacu |
funduq |
fondaco |
|
gebbia |
giabiya |
grande vasca |
grand bassin |
giummu |
giummah |
pennacchio |
panache |
giuggiulena |
giulgiulan |
sesamo |
sesame |
liffiuni |
afium |
oppio (schiaffone da fare addormentare) |
opium |
mazara |
massra |
peso |
poids |
murriti |
mudir |
nocivo |
nuisible |
nànfara |
thanfarah |
naso grosso |
gros nez |
quartara |
quitar |
brocca |
cruche |
rifardarisi |
rafarda |
rifiutare |
refuser |
saimi |
schaim |
grasso |
graisse |
sciarra |
sciarr |
guerra |
guerre |
On a donc affaire dans le contact linguistique à un double mouvement de continuum et de variation.
Mais aujourd’hui, les
conditions de rôle dynamique de ces bases sont changées. A la domination
partielle de telle ou telle langue tend à se substituer une hyperdomination
autour d’une langue-culture hypercentrale autour desquelles pourraient graviter
au mieux quelques langues centrales.
Le monde s’est construit par addition de langues
dans le mouvement historique de mondialisation. Après s’être construit par
addition de langues, le monde s’organiserait-il par soustraction de
langues dans la globalisation économique et culturelle ou bien par interaction entre les langues ?
Des 900 langues amérindiennes parlées au XVIe siècle
par 15 millions d’indiens d’Amérique, il ne reste finalement que peu de
choses ; on considère aujourd’hui que près de la moitié des 3000 à 7000
langues de la planète sont en voie d’extinction (certaines langues de Sibérie
ne comptent même pas une dizaine de locuteurs).
Les conditions de la
mondialisation sont modifiées et accélérées. les flux
de population ne cessent de croître, de façon très diversifiée :
-
pour
des raisons de nécessité (émigration économique, politique, stratégique) ;
-
pour
des raisons ludiques (tourisme, culture) ;
-
pour des installations définitives;
-
pour des installations transitoires.
Ce qui fait que nous vivons tous dans des sociétés plurilingues. Qu’il s’agisse d’un plurilinguisme ancien dû aux conquêtes coloniales, aux émigrations passées et récentes ou aux flux de communication de la mondialisation, aucun pays ne peut prétendre aujourd’hui qu’un seul jour de l’année, tous ses citoyens et encore moins sa population qui inclut les non-résidents parlent une seule langue.
L’interculturation est à la fois une conséquences
des échanges et une des conditions nécessaires au développement individuel et social.
L’interlinguisme est à la fois une conséquence et un moyen de
l’interculturation. Cette réalité qui s’amplifie chaque jour doit nous faire
prendre conscience de la réalité non seulement plurilingue mais aussi interlinguistique et interculturelle
que cela recouvre.
On
ne peut penser l’existence d’une langue sans penser l’existence des autres.
C’est-à-dire que lorsque l’on agit pour une langue, les autres sont impliquées
au moins par la négative. On ne peut penser le fonctionnement d’une langue sans
penser ses emprunts aux autres langues. On ne peut penser le rôle d’une langue
sans penser au rôle des autres langues. Ainsi, de la même façon que les
sociétés humaines en contact s’interculturalisent, les moyens de communication,
de représentation et d’organisation du monde par la parole se révèlent interlinguistiques.
Dans
ce contexte, ce qu’on appelle le plurilinguisme en faisant état de la variété
des langues, doit être qualifié d’interlinguisme en tenant compte de l’ensemble
des relations entretenues par les langues entre-elles. Ce qui pose la question
de l’unicité ou de la variabilité de la didactique
face à l’accroissement des situations de contacts interlinguistiques.
Plus
concrètement, l’enseignement / apprentissage comme expérience pose la question
de la biographie linguistique des sujets apprenants de plus en plus exposés à
la variété des langues et celle de l’enseignement d’une langue étrangère qui ne
peut être isolée des autres langues. Tout
enseignant d’une langue étrangère est
un enseignant multilingue qui s’ignore.
Les
deux questions renvoient ainsi à un objet langue à la fois pluriel et
interactionnel et à des sujets ayant des pratiques langagières mixtes
(monolingues, bilingues, plurilingues).C’est en quelque sorte pour chacune des
politiques linguistiques et pour les
didactiques jusqu’ici préoccupées par le nombril d’une seule langue pour un
individu demandeur d’une seule langue, une question sur l’expansion de l’objet
et la variabilité du sujet et de l’interaction de leurs composantes.
Le
pluri- comme but, le multi- comme moyen, on aurait tout intérêt à faire de la
DDL une discipline d’intégration des langues, une écodidactique capable autant
de dire ce qui se passe quand on enseigne / apprend une langue que quand on
passe d’une langue à une autre (ce qui est de toute façon toujours le cas en
LE), quand on choisit ou lorsqu’on refuse une langue. Reliée à ses finalités,
la DDL doit également s’interroger sur son rôle actuel monolinguistique dans le
contexte écolinguistique de l’ensemble des langues du monde.
APPLICATIONNISME
Méthodologie audio-orale
(prescriptions algorithmiques)
La phrase comme unité de langue
APPROCHE COMMUNICATIVE
ECLECTISME
(démarches
aléatoires)
(démarche
systémique)
Plus concrètement encore, si l’on tient compte de la
dynamique déjà évoquée qui va de la phrase unité langue au discours unité
langagière en DDL, on peut proposer d’ajouter une unité d’appréhension, de
relevé qui témoigne de l’hétérogénéité constitutive croissante des échanges dans
lesquels plusieurs langues sont impliquées et que j’appellerais l’espace d’interlocution.
Si
l’on a pu élaborer des ressources pour l’enseignement de telle ou telle langue
à partir de relevés de fréquence d’emploi : vocabulaire de base, actes de
langage comme seuils minimums permettant l’intercompréhension, on peut
certainement élaborer des outils à partir de l’analyse des échanges
plurilingues. Il est urgent, me semble-t-il, de rassembler
les travaux qui analysent les interactions plurilingues sous la
forme d’échanges langagiers et de variables culturelles, d’en susciter d’autres
afin de constituer un corpus interlinguistique significatif.
Dans les espaces
transfrontaliers
Les
frontières linguistiques étant plus plastiques que les frontières étatiques, on
trouve dans les zones frontalières des façons de parler qui empruntent à deux
langues
A l’intérieur des espaces
frontaliers
Les
flux (volontaires ou non) de population qui accompagnent la mondialisation
créent des conditions nouvelles de diffusion des langues que la période de
construction des Etats et des nations avaient occultées au bénéfice de
l’unification linguistique nécessaire à leur projet. Le milieu urbain est
particulièrement sensible au plurilinguisme sédentaire et nomade[12].D’une
certaine façon, on retrouve, avec une démographie plus élevée, des moyens de
circulation plus rapides, un contexte démolinguistique plus proche de ce qu’il
était aux Ve et Vie siècles avec les mouvements de populations que nos livres
d’histoire appellent les invasions barbares.
Dans les espaces virtuels
A
cela si l’on ajoute l’usage de l’Internet qui montre aujourd’hui, malgré nos
craintes d’hier (et même s’il faut rester prudent) que les capacités de ce
médium permettent un taux de croissance des échanges et de création de sites
dans des langues à espace géographique réduit plus important que ceux de
l’anglais (c’est le cas de l’italien en Europe et des langues romanes dans leur
ensemble), on découvre ce qui me semble représenter une nouvelle unité de
description : les espaces d’interlocution où se crée un
"entre-les-langues"[13].
La
question qui se pose alors à la DDL est de concevoir des outils qui permettent
de relever les échanges plurilingues dans des espaces d’interlocution
spécifiés. De la même façon que les relevés et l’analyse des échanges en classe
de langue ont pu constituer un objet de recherche à la fois pour la
sociolinguistique , l’analyse du discours, l’ethnographie de la communication,
qui a permis à la DDL de formaliser des démarches d’enseignement /
apprentissage, les relevés et l’analyse des échanges plurilingues constituent
un nouvel objet et un nouveau défi.
La démarche n’est donc pas
nouvelle mais l’objet est peut-être plus complexe par son accessibilité :
moins immédiat car moins répandu et dispersé, moins saisissable étant le
produit de situations sociales variables, plus évanescent en ce qui concerne
les échanges virtuels.
-
identifier
les facteurs adjuvants (coopération)
-
identifier
les facteurs inhibiteurs (blocages)
pour désigner l’entrelacement de plusieurs langues auquel
s'adonnent des interlocuteurs dans un contexte ;
pour désigner la
spécificité d’un contexte géo-démolinguistique
(un support, un lieu social)où plusieurs langues en contact jouent un rôle
stratégique.
A
niveau langagier, l’interlinguisme se caractérisera par la succession ou
l’alternance des langues :
succession
volontaire sélective ou succession subie dans le zapping ou la
navigation,
alternance dans les échanges entre locuteurs.
Le
mouvement de succession des langues,
c’est par exemple ce qui conduit un sujet déclaré non qualifié, voire non
compétent dans une langue à lire un texte, suivre une émission TV, regarder un
film, naviguer sur un site dans cette langue.
Les
situations qui provoquent ces activités sont variables :
de la contrainte due à la
recherche d’information (recherche de panneaux indicateurs dans une ville
ou sur une route étrangères, recherche d’informations codées -météo, horaires
de transports, horaires d’ouverture, annuaires- … ;
au désir d’assister à un
événement (il m’est ainsi arrivé d’assister dans un cinéma de Damas à un film
en russe sous-titré en arabe, ce qui n’est pas très éloigné de la situation où
un profane assiste pour la première fois à un concert de musique
contemporaine).
Quant au mouvement
d’alternance entre les langues, c’est ce qui conduit un sujet à
manier telle ou telle langue dans telle ou telle situation d’interlocution.
En mettant ainsi en avant une distribution plus
complexe des espaces d’interlocution, on insiste sur les faiblesses des approches monolingues et sur la
nécessité d’affronter la complexité des échanges plurilingues en termes de
didactique.
Si l’espace d’interlocution
peut ainsi fournir du corpus pour repérer l’unité
interlinguistique comme unité didactique de compétence langagière,
l’espace l’interculturation peut fournir du corpus pour repérer l’unité didactique de la compétence interculturelle. Ou bien l’on considère l’altérité linguistique et
culturelle comme extérieures à nous même, ou bien on considère que l’on
contribue à leur construction par interaction avec l’autre dans un double
mouvement de fusion et de distinction.
5.L’interlinguisme roman son seuil d’influence et ses moyens
Il ne faut pas se voiler la face, l’histoire des
langues montre que certaines meurent et que d’autres se créent. S’il y a des
langues éléphant et des langues moustiques pour reprendre les métaphores
animales de L.J. Calvet, il existe aussi des langues embryon et des langues
retraitées.Ce qui est en jeu aujourd’hui, c’est à la fois le mode de
disparition et celui de création des langues. Les langues existent parce qu’on
les parlent et elles cessent d’exister faute de locuteurs naturels ou
volontaires. Elles se transforment, coexistent et se transforment avec d’autres
langues.
D’un côté, la démographie linguistique permet le
renouvellement naturel, la disparition ou l’expansion. De l’autre, le désir
d’apprendre et d’enseigner est un autre moteur de l’expansion. Dans ce
mouvement aucune langue ne conserve une pureté qui n’a jamais existé que dans
les rêves de certains en se mêlant avec d’autres langues. Ainsi aujourd’hui,
l’espagnol s’accroît naturellement et des langues de Sibérie ou de Nouvelle
Guinée disparaissent parce que leurs locuteurs disparaissent naturellement.
On
peut regretter que sur les (3500 à 7000 langues du monde : hypothèses la
plus basse et la plus haute), il en disparaisse plusieurs dizaines par an.
Regrets au nom de la préservation du patrimoine linguistique (certaines
disparaissent sans avoir pu être décrites) mais réalité tangible qui montre que
la diversité doit être protégée quand elle ne s’appuie que sur quelques unités
(ici quelques locuteurs). L’accroissement des échanges globaux va certainement
accélérer le processus (tout en permettant grâce aux technologies de renforcer
des points faibles par une meilleure diffusion).
C’est à partir de cette macro-réalité ethno- et
sociolinguistique que nous devons élaborer des politiques linguistiques et en
aval une ingénierie linguistique capable de porter les politiques dans
l’action. Sur quels projets d’aménagement linguistique concernant les langues
romanes au sein de l’ensemble des langues du monde pouvons-nous travailler à
l’horizon du XXIIe siècle ?
Selon
quelles caractéristiques, les langues romanes parmi les autres langues nous
servent à organiser le monde. C’est de ce lien
expérientiel entre les langues romanes et des langues romanes avec
les autres langues dont je voudrais traiter brièvement maintenant car il trouve
me semble-t-il son prolongement transversal dans l’ensemble des thèmes du
colloque et permet peut-être de tirer un trait sur la métaphore de racines,
couramment employée davantage pour rassembler quelques étendards que pour
sonder les valeurs de ce qui nous unit et de ce qui nous distingue. Le bel
habit ou le bel alibi de la racine permet trop souvent de se contenter
de définir la latinité par des profondeurs anciennes et parfois obscures en
fondant son discours sur une modalité épistémique généralisante :
« on sait bien que ». « On sait bien que quoi ? » que
les peuples dits latins sont plus expansifs que d’autres ? Mais si être
expansif se manifeste par des comportements physiques et verbaux, comment
puis-je mesurer leur intensité ? En partant de quels degrés zéro de
la langue et des gestes ?
Alors,
sait-on bien ce que les peuples latins peuvent partager et ajouter à leur
expérience et ce que cela apporte à eux-mêmes et au monde ?
Pour avancer un peu dans cette connaissance, je
propose d’interroger le corpus linguistique des
échanges impliquant des langues romanes : ce qu’ils ont donné
au monde en échangeant devrait donner quelques indications sur leur capacité à
participer à l’économie linguistique globale. L’image du dialogue entre
quelques individus doit être multiplié par le nombre non-fini des échanges
tenus et à tenir dans des espaces d’interlocutions variés dont certains mettent
en jeu les langues romanes entre-elles et les langues romanes avec d’autres
langues. Un simple exemple entre l’italien et le français illustre la co-construction
d’une partie de la romanité dialogale.
Dès le XIIe siècle, la littérature en langue française
(vulgaire) a été en vogue au delà des Alpes et a servi de modèle aux premiers
poètes qui ont commencé à composer en italien
: c'est ce qui expliquerait que la langue italienne présente certains
gallicismes sous le toscan. En revanche, comme l'influence de la littérature
italienne sur la littérature française a été faible jusqu'au XVIe
siècle, on ne s'étonnera pas que l'ancien français n'ait pour ainsi dire aucun
mot d'origine italienne. En revanche, des emprunts massifs du français à
l’italien se sont produits au commencement du XIVe siècle à travers
les relations commerciales, diplomatiques et militaires créant un apport massif de mots italiens.
Cet exemple devrait être bien entendu
complété par une description des interactions lexicales entre l’ensemble des
langues romanes à des degrés divers selon les couples de langues et les
époques, ce qui caractériserait la romanité comme nouvelle matrice réelle
et potentielle :
èromanité alimentée par la diversité interne
des langues qui la composent (entre les langues à statut officiel ou national,
les langues à statut associé ou régional, les variantes normatives et
dialectales, sans oublier les créoles).
èromanité enrichie par la
diversité des mises en contact externes avec des langues non-romanes en position
d’influences réciproques (it/es et it/pt en Amérique du
sud ; es/en en Amérique du nord ; es/fr/en dans les
Antilles ; fr et pt /langues africaines sans oublier la
dynamique créole dans laquelle s’insèrent des composantes romanes…)
Ce point de vue sur les langues romanes me semble
aller au-delà de celui de l’origine commune relativement statique en valorisant les relations interlinguistiques car
après-tout, l’origine latine elle-même n’est pas un état donné aux langues, ce
n’est que la conséquence de la mise en contact des
langues ainsi devenues proches par les flux de locuteurs. Les études
disponibles sur la typologie des langues montre que des langues en contact,
même sans lien généalogique, s'influencent sur la durée. Ces similarités
touchent évidemment le lexique (calques et emprunts), mais également la
syntaxe. Ce qui doit nous conduire à analyser les espaces réels d’interlocution
à la fois comme facteurs de développement l’intercompréhension romane et comme
facteurs d’ influences (entre es et pt par exemple dans les
espaces d’interlocution sud-américains ; entre es et en dans
les espaces d’interlocution d’Amérique du nord ; entre les langues romanes
et les autres langues dans les espaces d’interlocution européens).
De ce point de vue tiré ici a grands traits, nous
pouvons faire quelques hypothèses sur le rôle de l’ensemble des
langues-cultures romanes dans le mouvement de concentration linguistique qui s’opère
dans le monde où certaines langues à seuils de locuteurs inférieur à 100.000 et
faiblement équipées en technologie (description, grammaire, ressources
d’apprentissage) se trouvent entraînées à une disparition rapide et où d’autres
s’exposent à des redistributions de place : comme c’est le cas pour les
langues romanes. Ceci devrait déterminer des choix
stratégiques en matière de politique linguistique : favoriser
dans un mouvement complémentaire la promotion de chacune des langues romanes
dans les espaces non-romans et la valorisation de l’intercompréhension dans les
espaces romans. Le développement des stratégies visant l’intercompréhension est
de nature à valoriser une certaine cohésion romane comme condition à la
cohérence de son influence dans la variété des espaces d’interlocution et par
conséquent de la reconnaissance de son rôle linguistique, économique, social et
culturel, c’est-à-dire de sa place parmi les autres langues dans l’organisation
du monde.
Cet ensemble officiel, c’est plus de 800 millions
d’individus dans des espaces d’interlocution variés auxquels il faut ajouter
les langues romanes parlées plus ou moins quotidiennement à l’extérieur. Les enseignants d’espagnol,
de français, d’italien, de portugais, de roumain utilisent quotidiennement une
langue romane dans leur activité professionnelle et de nombreux hispanophones,
francophones, italophones, lusophones, roumanophones sont déclarés comme
habitants d’autres espaces : imaginez les 300.000 locuteurs d’italien de
Buenos Aires ajoutés aux quelques millions de São Paulo, de Caracas, de New
York et de Toronto ! C’est une masse critique importante dans l’archipel
des langues du monde et c’est une garantie de présence pour chacune de ces
langues. On sait aujourd’hui qu’un seuil de 100.000 locuteurs est nécessaire à
la survivance d’une langue mais l’objectif de pérennité ne peut être atteint
qu’avec des masses de plusieurs centaines de millions. Sur le plan stratégique
aujourd’hui, je dirais qu’il est peut-être plus important de développer une alliance
des langues romanes par apprentissage de plusieurs langues romanes dans
l’espace roman que de viser l’expansion. C’est moins la conquête linguistique
que l’alliance des langues qui devrait être au centre de nos politiques
linguistiques. Car il faut bien comprendre que l’accroissement des échanges
internationaux et des flux de population est un facteur de fusion linguistique.
Or aujourd’hui, la tendance fusionnelle tend à tout ramener à une langue
hyperdominante devenue attractive par le simple fait du marché. Si rien n’est
fait pour créer des pôles solides capables d’établir un dialogue avec elle
(c’est-à-dire capable de rivaliser en nombre et en répartition de locuteurs, en
positions dans les divers types d’échanges), le contact entre l’anglo-monde et
le reste du monde risque de virer au monologue.
L’espagnol et l’anglais s’accroissent et se
diversifient au contact avec les autres langues dans des espaces nouveaux. Vous
savez bien en Amérique latine que le castillan entre Monterrey et Ushuaïa est bien
différent et qui devient différent encore en s’établissant comme langue aux
Etats-Unis. Et je ne suis pas certain que la conversation en anglais entre un
russe, un yéménite, un australien, un chinois et un brésilien soit d’une grande
efficacité communicative.
L’anglais qui s’accroît lui, non pas sous une effet
démographique mais par le désir d’apprentissage et d’enseignement eu égard à
son instrumentalisation liée au marché des biens. Situation de domination si
évidente qui tend à masquer le fait que le marché n’est pas le seul instrument
de motivation. D’autres existent qu’il faut peut-être valoriser :
accéder au savoir produit
ou diffusé dans une autre langue ;
produire du savoir dans la
mesure où l’on peut estimer que la diversité des langues est un gage de
productivité du savoir.
Dans ce mouvement qui n’est pas aussi simple qu’on
le pense généralement, c’est toujours l’interculturation
et l’interlinguisme qui contribuent tendanciellement à une sorte de
rationalisation des moyens de communication, de représentation et
d’organisation du monde. Mais cette rationalisation se fait en ce moment sur un
seul axe, au profit des langues qui accompagnent le marché des biens et de
celle qui domine ce marché.
Il est donc nécessaire, si l’on veut que cette rationalisation
intègre la diversité des moyens de représenter et d’organiser le monde, de
favoriser les alliances de langues proches. La démolinguistique des langues
romanes atteindra bientôt un milliard de locuteurs. Masse critique dont on peut
penser qu’elle joue un rôle non négligeable dans l’interculturation et
l’interlinguisme mondial par les sources et les contacts que chaque langue
romane entretien avec d’autres langues non-romanes.
En ce qui concerne les langues romanes, nous
devrions peut-être réfléchir à une politique de diffusion qui se fonde en
premier lieu sur l’inter-diffusion des langues
romanes dans le domaine roman avant de penser à une politique
d’extériorisation qui tente invariablement de calquer son ingénierie sur des
modèles empruntés à l’économie. Faire de la publicité pour valoriser
l’apprentissage de telle ou telle langue n’a jamais véritablement permis de
bouleverser le marché des langues. C’est à partir d’une capacité puissante
d’interrelations entre les langues romanes que pourra éventuellement se dégager
à long terme et dans des conditions peu prévisibles, une base démolinguistique
solide qui fera que le groupe roman constitue toujours une interlocuteur
linguistique dans le double mouvement :
èmondial de concentration linguistique,
èlocal de variation linguistique.
[1] C’est chez Platon que l’on trouve pour la première fois la mention d’une grammatiké techné (sciences des lettres) à l’époque de l’introduction de l’écriture alphabétique empruntée aux phéniciens.
[2]Dès l’Antiquité, la grammaire s’est
constituée en discipline autonome sous l’influence de deux grands
courants :
les
anomalistes (- 300 à -100) ;
les
analogistes (- 200 à -50).
On voit ici se dessiner deux approches méthodologiques de
l’analyse :
rechercher et relever dans les productions les écarts par rapport à une
norme (anomalie) ;
rechercher et relever dans les productions des correspondances, des
ressemblances (analogie).
Une autre source de système de description de la langue se trouve dans
la tradition arabe. Les premières grammaires systématiques de l’arabe datent du
VIIIe siècle avec des auteurs comme Al Halil (786) et Sibawayhi (791). A partir
d’un des tout premiers travaux d’enquête sociolinguistique auprès des tribus
réputées pour parler un arabe pur sont constituées :
des
normes syntaxiques ;
des lexiques thématiques.
Au Moyen Age, la grammaire
constitue, avec la logique et la rhétorique ce qu’on appelle le trivium,
les trois arts du langage. Jusqu’au IXe siècle, l’enseignement du latin se
fonde sur l’écrit. On utilise pour cela les règles de la grammaire de Donat
publiée au IVe siècle. Mais à partir du IXe siècle, la langue parlée (variété
dite basse) s’éloigne de plus en plus de la norme de la variété dite haute
imposée par l’écrit.
[3] Dés 1784, l’anglais William
Jones fonde la Société asiatique de Calcutta et détermine un programme de
recherche qui compare le sanskrit avec le grec, le latin et l’allemand.
[4] Reconquête de territoires.
[5] On parlait alors
d’"enseignement des langues", voire de "méthodologie".
[6] Signée par des institutions et organisations non gouvernementales réunies à Barcelone du 6 au 9 juin 1996.
[7]
C’est notamment équipe du Département des études et développement du
PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement) qui lance le débat:
KAUL, I., GRUNBERG, I., STERN, M.-A.,1999 Global PublicGoods. Global Public Goods: International
Cooperation in the 21st Century, Oxford University Press, New York.
[8] Conférences de Rio sur l’environnement en 1992, du Caire sur population et développement, de Pékin sur les femmes en 2000, de Copenhague sur le développement social, d’Istanbul sur l’habitat, de Tokyo sur le travail des enfants en 2001 …
[9] Entre les pays d’Europe, entre les pays d’Amérique du nord, entre les pays d’Amérique du sud, entre les pays d’Amérique centrale, entre les pays des Caraïbes, entre les pays d’Asie ; il n’y a guère que l’Afrique et les pays de l’ancienne URSS qui ne constituent pas des entités d’échanges économiques, culturels, scientifique, techniques …
[10] Créé le 01/01/2001.
[11] COASE, R., 1999, “ The
Lighthouse in Economics “, The Journal of Law and Economics 17 (octobre) :
pp. 357-376.
[12] On pourra consulter le
numéro 93-94 de la revue québécoise
d’aménagement linguistique, Terminogramme qui analysait au début des
années 1990 la situation linguistique de grandes métropoles et de villes exposées
auplurilinguisme : Montréal, Yaoundé, Bruxelles, Bienne, Fribourg, Mexico,
Barcelone, Asunción, La Paz, Calcutta, Bombay, Pékin (http://www.olf.gouv.qc.ca/ressources/bibliotheque/ouvrages/resume_espace.html)
[13] CHARDENET, P., 2003,
(à paraître) "Interlinguismo de
alternância e interlinguismo simultâneo nas trocas plurilingues: para uma
análise de um "entre-as -línguas" ", dans GIERING,
M.-E., TEIXEIRA, M., Trabalhando com a lingüística, Editora UNISINOS,
São Leopoldo (Brésil).